I
BIENVENUE A BORD
L’air était humide ; Richard Bolitho, secoué d’un grand frisson, jeta quelques pièces à l’homme qui avait porté son coffre jusqu’à la jetée. En plein milieu de l’après-midi, la côte et les maisons éparses de Plymouth étaient noyées sous la brume. Pas un souffle de vent, ou si peu : une atmosphère cotonneuse, qui rendait le paysage féerique.
Bolitho redressa les épaules et contempla les eaux de l’Hamoaze. Son uniforme tout neuf de lieutenant, aussi neuf que tout le contenu de son coffre, le gênait encore aux entournures. Les parements blancs à son col, le chapeau hardiment campé sur sa chevelure noire, pantalon, chaussures, tout venait de la même boutique de Falmouth, sa ville natale, et plus précisément de chez ces mêmes faiseurs qui, de père en fils, habillaient depuis des temps immémoriaux les Bolitho en vêtements marins.
C’était son heure de gloire : il touchait enfin au moment tant attendu, et qui lui avait demandé tant d’efforts. Il venait de franchir la marche si difficile qui sépare du carré le poste des aspirants. Il était officier du roi.
Il en renfonça fièrement son chapeau.
— Vous ralliez la Destinée, m’sieur ?
Le porteur était toujours là. La lumière blafarde accentuait encore son aspect misérable, mais pas d’erreur possible : c’était à coup sûr un ancien marin.
— Oui, répondit Bolitho, je pense qu’elle est quelque part par là.
Le regard de l’homme suivit le doigt et scruta le lointain.
— Sacrément jolie frégate, m’sieur, et pas vieille de trois ans ! – il hocha la tête avec envie. Ça fait des mois qu’elle est en armement, et on dit qu’elle part pour une longue croisière.
Bolitho songeait aux centaines d’hommes de la même espèce, qui allaient de port en port en quête de travail, soupirant après cette mer qu’ils avaient tant injuriée, qui leur avait pris le meilleur de leur existence…
Mais on était en février 1774 et l’Angleterre était en paix depuis des années. Une guerre éclatait bien encore çà ou là, mais il ne s’agissait guère que de querelles commerciales ou de stratégie défensive. Les ennemis héréditaires restaient pourtant les mêmes et se contentaient d’attendre, guettant quelque signe de faiblesse dont ils pourraient tirer parti un jour ou l’autre.
Des bâtiments, des équipages qui avaient autrefois valu leur pesant d’or se trouvaient maintenant à l’abandon. Les vaisseaux pourrissaient sur place, leurs hommes à la dérive, comme ce matelot qui avait perdu tous les doigts d’une main et dont une profonde balafre zébrait le visage.
— A quel bord étais-tu ? demanda Bolitho.
L’homme se redressa fièrement.
— Le Torbay, m’sieur, cap’taine Keppel – puis, tentant sa chance : Y aurait pas moyen d’embarquer avec vous, m’sieur ?
Bolitho s’excusa d’un signe de tête.
— D’ailleurs, je ne fais que d’arriver, je ne sais pas dans quel état est la Destinée.
L’homme soupira.
— J’vous appelle un canot, m’sieur ?
Glissant dans sa bouche deux doigts de sa main valide, il émit un sifflement strident. On devina un battement d’avirons sous la couverture brumeuse, et une embarcation s’approcha lentement de la jetée.
— La Destinée, je vous prie ! cria Bolitho.
Il se retourna pour donner quelques pièces à son compagnon, mais l’homme s’était évanoui dans le brouillard. Il était sans doute allé rejoindre ses congénères.
Bolitho se laissa glisser dans le canot et serra son manteau tout neuf autour de lui, son sabre serré entre les jambes. Finie la longue attente, le jour tant attendu était enfin arrivé.
L’embarcation tossait dans le courant traversier et le patron observait Bolitho d’un œil torve : encore un de ces jeunes blancs-becs qui allaient faire suer le mathurin ! Et ce jeune officier aux cheveux noirs soigneusement attachés, aux traits graves, savait-il bien le prix de la traversée ? Il avait l’accent de la côte ouest, et même à supposer que ce fût un « étranger » venu de l’autre côté des Cornouailles, il serait difficile de le gruger.
Bolitho repassait dans sa tête tout ce qu’il venait d’apprendre sur son bâtiment : trois ans d’âge, lui avait dit son porteur. Il devait être au courant : tout Plymouth ne devait pas manquer de se demander pour quelle raison on armait une frégate avec autant de soins par ces temps difficiles.
La Destinée représentait le rêve de tout jeune officier : vingt-huit pièces, rapide et manœuvrante. En temps de guerre, une frégate n’était pas soumise aux dures règles de l’escadre. Plus agile qu’un gros vaisseau, elle était pourtant plus puissamment armée qu’un petit bâtiment. En toutes circonstances, une frégate était une force avec laquelle il fallait compter. En outre, les espoirs de promotion y étaient plus grands et, si l’on avait la chance d’en obtenir le commandement, elle offrait de jolis espoirs de prises.
Bolitho songeait au soixante-quatorze qui avait été son dernier embarquement, la Gorgone : un vaisseau ventru et lourdaud, une fourmilière en guise d’équipage, des milliers de brasses de manœuvres, des acres de toile et tous les espars à l’avenant. C’était en outre une véritable école flottante où les aspirants, traités sans ménagement, apprenaient à pénétrer les arcanes de leur dur métier.
Le patron l’arracha à ses pensées :
— On devrait bientôt l’apercevoir, monsieur.
Bolitho essaya de percer la brume, heureux de sortir de sa rêverie. Sa mère le lui avait encore répété quand il l’avait quittée : « Oublie tout ça, Dick. C’est le passé et il faut désormais que tu te consacres à ce que tu as à faire. La mer n’est pas faite pour les faibles. »
La brume s’était encore épaissie, mais ils aperçurent enfin le bâtiment au mouillage. Le canot s’approcha par tribord avant, passa sous le long boute-hors. La Destinée étincelait comme les galons de son uniforme tout neuf.
Elle était superbe, de la coque noire et ventrue jusqu’aux pommes de ses trois mâts. Les manœuvres dormantes avaient été fraîchement repeintes de noir, les vergues étaient impeccablement brassées carré, chaque voile soigneusement ferlée à toucher sa voisine.
Bolitho leva les yeux pour admirer la figure de proue qui semblait lui souhaiter la bienvenue. Il n’en avait jamais vu d’aussi belle : une jeune fille à moitié nue, dont le bras désignait fièrement l’horizon. Elle tenait à la main la couronne de laurier des vainqueurs et seul le bleu de ses prunelles tranchait sur sa blancheur virginale.
— On raconte que le sculpteur a pris sa jeune femme pour modèle, déclara le patron entre deux coups d’aviron – et dans un grand sourire : Je dois dire qu’il a tout de même pris quelques libertés !
Ils glissèrent lentement le long de la muraille. Quelques hommes s’activaient sur le pont et à la coupée, la routine…
Quel beau bâtiment : il avait certes de la chance.
— Embarcation en vue !
— Ouais, ouais ! cria le patron.
Le tout ne suscita qu’une légère agitation à la coupée, rien de plus. La réponse du canot disait tout ce qu’il y avait à savoir : un officier ralliait le bord, pas assez ancien cependant pour qu’on se mît en quatre.
Bolitho se leva. Deux matelots sautèrent à bord pour l’aider à monter et prendre son coffre. Il les observa rapidement : malgré ses dix-huit ans, il avait déjà assez de métier pour jauger au premier coup d’œil ce que valaient des marins.
Ces deux-là semblaient vifs et hardis, mais les recoins d’une coque cachent bien des choses. Tous les déchets de prisons ou de cours d’assises préféraient encore servir le roi sur ses vaisseaux plutôt que partir en déportation ou subir la corde du bourreau.
Les deux marins attendirent debout dans le canot que Bolitho eût donné quelques pièces au patron. L’homme les enfouit dans sa poche et fit un large sourire :
— Merci, m’sieur, et bonne chance !
Bolitho grimpa l’échelle et franchit la coupée. Le spectacle était encore plus surprenant que ce à quoi il s’était préparé : comparée à un vaisseau de ligne, la Destinée semblait le comble de la surpopulation. Des vingt pièces de douze sur le pont principal aux canons de plus faible calibre à l’arrière, chaque pouce était utilisé : manœuvres soigneusement pliées, embarcations saisies à leur poste, râteliers d’armes au pied de chaque mât, matelots qu’il devrait bientôt connaître par leur nom.
— Monsieur Bolitho ? lui demanda un lieutenant en s’avançant.
— Oui, monsieur, répondit-il en rectifiant sa coiffure, je rallie le bord.
Le lieutenant hocha la tête.
— Suivez-moi, je vais faire porter vos affaires à l’arrière.
Il dit quelque chose à un marin puis appela :
— Monsieur Timbrell ! Envoyez-moi du monde dans la hune de misaine. C’était un vrai foutoir la dernière fois que je suis monté y voir !
Bolitho manqua oublier de baisser la tête lorsqu’ils s’engouffrèrent sous la dunette. Il avait l’impression que le bâtiment se refermait sur lui. Tout lui revenait soudain : les canons saisis derrière leurs sabords, les effluves de goudron et de cordages, l’odeur de peinture fraîche mêlée aux relents d’humanité, toutes ces senteurs qui font vivre un navire.
Il tenta de se faire une première impression du lieutenant qui le conduisait au carré : mince, le visage rond, et l’aspect épuisé d’un homme écrasé sous les responsabilités.
— Nous y voilà.
Le lieutenant entrouvrit une portière de toile et Bolitho pénétra dans son nouveau foyer. L’endroit paraissait confortable, en dépit des deux douze-livres encapuchonnés sur un bord qui rappelaient, si besoin était, qu’aucun endroit n’est réellement sûr à bord lorsque les éclats commencent à voler. Le mobilier consistait en une longue table et des fauteuils à haut dossier, rien à voir avec les bancs dont devaient se contenter les aspirants. Quelques étagères contenaient des verres, d’autres des sabres et des pistolets et le pont était recouvert de toile peinte.
Se retournant, le lieutenant l’examina soigneusement.
— Je m’appelle Stephen Rhodes, second lieutenant.
Il sourit, ce qui le fit paraître soudain plus jeune que ne l’avait d’abord imaginé Bolitho.
— C’est la première fois que vous embarquez comme lieutenant ; j’essaierai de vous faciliter la vie dans toute la mesure de mes moyens. Appelez-moi Stephen, si vous le souhaitez, mais dites-moi monsieur devant les hommes.
Il tourna la tête et cria un nom :
— Poad !
Un petit bonhomme en veste bleue apparut de derrière la tenture.
— Du vin, Poad, je vous présente le nouveau troisième lieutenant.
— Très honoré, monsieur, fit Poad en s’inclinant.
— Un bon maître d’hôtel, fit Rhodes lorsqu’il fut reparti, mais ne laissez pas traîner d’objets de valeur, il a la main leste.
Puis, redevenant sérieux :
— Le premier lieutenant est à Plymouth, pour je ne sais quelle raison. Il s’appelle Charles Palliser et peut paraître un peu rude de prime abord. Il est arrivé sur la Destinée avec le capitaine à son premier armement.
Puis, changeant brutalement de sujet :
— Vous avez bien de la chance, reprit-il, d’avoir obtenu cet embarquement – il y avait comme un reproche dans sa voix. Vous êtes si jeune, alors que moi, qui ai déjà trente-trois ans, n’ai été promu second lieutenant que lorsque mon prédécesseur s’est fait tuer.
— Tuer ?
— Rassurez-vous, rien de très héroïque, grimaça Rhodes, il s’est fait débarquer par un cheval et s’est brisé la nuque. C’était pourtant un brave garçon, mais ainsi va la vie.
Le maître d’hôtel déposa une bouteille de vin et deux verres à portée de Rhodes.
— Vous savez, reprit Bolitho, j’ai été moi-même surpris d’obtenir cet embarquement.
Rhodes le regarda, l’air de ne pas trop y croire.
— Vous en êtes sûr ? Vous n’aviez pas envie de venir chez nous ? Dieu tout-puissant, mais j’en connais une bonne centaine qui auraient sauté sur l’occasion !
Bolitho détourna le regard : les choses commençaient bien…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mon meilleur ami a été tué voici un mois – un silence – je n’arrive toujours pas à y croire.
Rhodes se radoucit et lui tendit un verre.
— Buvez ça, Richard. Je ne savais pas. Parfois, je me demande pourquoi nous faisons ce métier, tandis que les autres se la coulent douce à terre.
Bolitho lui sourit. Sauf avec sa mère, cela ne lui était guère arrivé ces derniers temps.
— Quels sont nos ordres, euh… Stephen ?
Rhodes se détendit.
— Nul n’en sait rien, à part notre seigneur et maître. Tout ce que je sais, c’est que nous partons pour une longue croisière dans le sud. Les Antilles, ou peut-être plus loin.
Il fut pris d’un frisson et laissa son regard errer par le sabord le plus proche.
— Dieu du ciel, je serai content de quitter cet horrible crachin – il soupira profondément. Nous avons un équipage de grande valeur, avec tout de même la dose habituelle de brebis galeuses. Mr Gulliver, le pilote, vient d’être promu, mais c’est un bon navigateur, même s’il est encore un peu timide. Nous recevrons nos derniers aspirants ce soir, respectivement douze et treize ans. Et ne soyez pas trop dur avec eux, ajouta-t-il en souriant, souvenez-vous que vous étiez à leur place il n’y a pas si longtemps. C’est votre tête qui sera sur le billot, pas la leur !
Il sortit une montre de son gousset.
— Le premier lieutenant ne va pas tarder à rentrer, je ferais mieux d’aller houspiller l’équipage : il aime bien être accueilli dans les règles quand il monte à bord.
— Voici votre chambre, ajouta-t-il en lui montrant un petit enclos de toile. Dites à Poad ce dont vous avez besoin, et il donnera les ordres nécessaires aux domestiques.
Puis, lui tendant impulsivement la main :
— Je suis content que vous soyez des nôtres, bienvenue à bord !
Bolitho resta assis dans le carré désert à écouter les craquements des poulies et du gréement, les bruits de pas au-dessus de sa tête. On distinguait des cris rudes, les trilles d’un bosco qui rameutait son monde pour transborder le contenu d’une embarcation et le serrer à l’endroit prévu.
Il connaîtrait bientôt tous ces visages, les qualités et les faiblesses de tous ces hommes. Ce carré bas de plafond allait être désormais le lieu où il partagerait espoirs et routine quotidienne avec tous ses compagnons : les deux autres lieutenants, l’officier de fusiliers, le pilote nouvellement prévu, le chirurgien et le commis. Voilà quels seraient les heureux élus, au milieu d’un équipage de deux cents âmes.
Il aurait bien aimé interroger le second lieutenant sur leur « seigneur et maître », comme il disait. Bolitho était peut-être jeune pour son grade, il n’en savait pas moins que ce n’était pas le genre de chose à faire. Se fier à ce point à un nouvel arrivant, s’ouvrir à lui de ses sentiments personnels, cela aurait été pure folie de la part de Rhodes.
Bolitho ouvrit la porte de sa chambre minuscule. Elle faisait la longueur de l’étroite couchette, et il y avait encore place pour un siège. L’endroit assurait une certaine intimité, ou du moins ce que l’on peut appeler ainsi à bord d’un bâtiment de guerre surpeuplé. Mais c’était un véritable palace, quand on avait connu le poste des aspirants et les joies de l’entrepont.
Son avancement avait certes été rapide, comme le lui avait fait remarquer Rhodes. Mais d’un autre côté, si ce troisième lieutenant inconnu ne s’était pas tué à cheval, le poste n’aurait pas été vacant.
De la partie supérieure de son coffre Bolitho sortit une glace qu’il suspendit à une membrure massive à la tête de la couchette. Il s’observa un moment, détaillant les rides qui cernaient sa bouche et ses yeux gris. Il était amaigri, endurci, traitement que seuls peuvent administrer la nourriture d’un navire et un rude métier.
Poad passa la tête.
— Je peux faire affaire avec un passeur qui irait vous acheter quelques vivres à terre, monsieur.
Bolitho sourit : Poad se comportait exactement comme un maquignon sur un marché de Cornouailles.
— Merci, j’en ai fait venir moi-même – et le voyant déçu, il ajouta : Mais je vous serai obligé de veiller à ce qu’on les range convenablement.
Poad, sur un bref signe d’assentiment, se retira. Il avait tenté sa chance, et Bolitho avait eu la bonne réaction : si Poad prenait soin des provisions du lieutenant, il y gagnerait au bout du compte quelque rétribution.
Une porte s’ouvrit à toute volée et un officier de grande taille pénétra dans le carré, jeta son chapeau sur un canon et appela Poad sans reprendre son souffle.
Puis il aperçut Bolitho, qu’il détailla avec le plus grand soin de la tête aux pieds.
— Je m’appelle Palliser, annonça-t-il, je suis le premier lieutenant.
Il avait un ton saccadé. Il jeta un regard à Poad qui se précipitait avec un pichet de vin.
Bolitho observait le premier lieutenant avec curiosité. Il était tellement grand qu’il devait se courber pour passer sous les barrots. Près de la trentaine, mais avec un air d’expérience qui le faisait paraître beaucoup plus vieux. Il avait beau porter le même uniforme que Bolitho, tout semblait les séparer.
— Ainsi c’est vous, Bolitho.
Il l’observait par-dessus le bord de son gobelet.
— Vous avez de bonnes notes, en tout cas à lire votre dossier. Nous sommes sur une frégate, monsieur Bolitho, pas sur un bâtiment de ligne qui a de l’équipage à revendre. J’exige de chaque homme, de chaque officier qui sert à bord de ce bâtiment, de mon bâtiment, qu’il se donne pleinement à sa tâche – gros soupir, puis : Montez sur le pont, je vous prie, prenez le canot et allez à terre. Je suppose que vous connaissez parfaitement les environs, n’est-ce pas ? – petit sourire : Vous allez prendre le commandement d’un détachement de presse et inspecter les villages de la côte ouest. Little, l’aide du canonnier, vous secondera. Vous mettrez des affiches à la porte des auberges là où vous passerez, il nous faut vingt hommes, et pas des minables. Le rôle est presque au complet, mais Dieu sait ce qu’il en restera après une longue croisière. Et il est certain que nous en perdrons quelques-uns. Mais peu importe, ce sont les ordres du capitaine.
Bolitho s’apprêtait à défaire ses bagages, ou à faire la connaissance de ses compagnons, ou encore à engloutir un solide repas après la fatigue du long voyage.
Pour couronner le tout, Palliser ajouta :
— Nous sommes mardi, soyez de retour vendredi avant midi. Ne vous avisez pas de perdre vos hommes en route, et ne les laissez pas se moquer de vous !
Sur ce, il quitta le carré pour aller s’occuper de quelqu’un d’autre.
Rhodes apparut dans l’embrasure et lui fit un bon sourire.
— Pas de chance, Richard. Mais il n’est pas aussi dur qu’il veut le paraître. Il a choisi votre détachement avec soin. J’en ai connu qui auraient confié une bande de lascars à un jeune lieutenant, uniquement pour le faire trinquer au retour. Mr Palliser a bien envie d’avoir un commandement, ajouta-t-il. Faites comme moi, pensez-y et vous ne vous en porterez que mieux.
Bolitho sourit.
— Dans ce cas, je ferais mieux de ne pas traîner – il hésita. Et… encore merci pour votre accueil.
Rhodes se laissa tomber dans un fauteuil et songea au déjeuner. Il entendait le bruit des avirons et les cris du cuisinier. Ce Bolitho lui faisait bonne impression. Encore un peu jeune, certes, mais de la trempe, et qui ne flancherait pas dans la tempête.
Il était étrange de voir à quel point un aspirant ne soupçonnait jamais les soucis de ceux qui lui commandaient. Un lieutenant, jeune ou moins jeune, était une sorte d’être supérieur, un homme qui mettait vite le doigt sur les erreurs des débutants. Maintenant, il savait. Palliser lui-même avait peur de son capitaine. Le maître après Dieu lui-même devait craindre l’amiral, ou quelque personnage encore plus haut placé.
Rhodes sourit : il avait encore quelques instants de paix devant lui.
L’aide du canonnier, Little, se pencha un peu en arrière, les mains sur les hanches, et regarda un de ses hommes qui collait une autre affiche.
Bolitho sortit sa montre et examina le village. La cloche de l’église sonnait midi.
— I’s’rait p’t-êt’temps d’un petit rafraîchissement, monsieur, fit soudain Little.
Bolitho soupira. Encore une rude journée après une nuit d’insomnie dans la petite chambre d’une auberge pas trop propre où il avait craint de voir son détachement s’envoler, quoi que lui en eût dit Rhodes. Mais Little avait fait le nécessaire. Aucun nom n’aurait pu lui aller plus mal : l’homme était fort, pour ne pas dire énorme, et son ventre pendait comme un sac par-dessus son ceinturon. C’était miracle qu’il parvienne à survivre avec les rations du commis. Au demeurant, homme d’expérience qui connaissait sur le bout du doigt son métier et faisait preuve d’un solide bon sens.
Tous les visages subitement s’éclairèrent. Il y avait là six marins, un caporal de fusiliers et deux jeunes tambours qui ressemblaient à des soldats de plomb. Village après village, les résultats n’avaient guère été probants, et ils s’en moquaient éperdument. En général, la vue du détachement ne suscitait guère de curiosité, si ce n’est auprès des enfants et des chiens. Dans les régions côtières, les vieilles habitudes avaient du mal à disparaître. Beaucoup se rappelaient encore les détachements de presse tant redoutés, à l’époque où les hommes étaient arrachés à leurs familles et embarqués sur les vaisseaux du roi pour souffrir les affres de guerres auxquelles ils ne comprenaient rien. Et la plupart ne revenaient jamais.
Bolitho avait malgré tout réussi à recruter quatre volontaires. Quatre hommes, alors que Palliser en attendait vingt. Il les avait envoyés à bord sous bonne escorte, au cas où ils auraient changé d’avis. Deux étaient des marins, mais les autres des paysans qui avaient perdu leur emploi « injustement », à les entendre. Bolitho les soupçonnait fort d’avoir des raisons plus pressantes, mais l’heure n’était pas aux questions.
Ils traversèrent la prairie déserte. Sous les pas de Bolitho, la boue jaillissait de l’herbe humide comme une éponge et venait maculer ses bas tout neufs.
Little pressait déjà l’allure, et Bolitho se demanda s’il avait bien fait d’autoriser cette pause. Mais il haussa les épaules : jusqu’ici, les choses s’étaient si mal présentées qu’on ne pouvait guère s’attendre à pis.
— Il y a des hommes là-dedans, murmura Little.
Il frotta ses grosses mains l’une contre l’autre, avant d’ajouter à l’adresse du caporal :
— Eh bien, Dipper, tes gamins pourraient peut-être nous jouer un petit air, non ?
Les deux minuscules fusiliers attendirent que leur fût transmis l’ordre et alors, sous le vif roulement de tambour de l’un, le second, qui avait sorti un fifre de son baudrier, se lança dans un air qui évoquait une gigue.
En fait, le caporal s’appelait Dyer.
— Pourquoi l’appelez-vous Dipper ? demanda Bolitho.
Little se mit à rire, démasquant quelques dents ébréchées, comme il convient à un vrai bagarreur.
— Faites excuse, m’sieur, c’est parce qu’il a été pickpocket avant de découvrir la lumière, et il s’est fait cabillot[1] !
À la vue des marins et des fusiliers, le petit groupe d’hommes rassemblés près de l’auberge s’égailla comme des moineaux. Deux seulement restèrent sur place, et ils formaient le couple le plus invraisemblable qu’on puisse imaginer.
Le premier était grand et dégingandé, avec une voix aiguë qui n’avait aucun mal à couvrir fifre et tambour. L’autre, fort gaillard, nu jusqu’à la ceinture, les poings campés sur les hanches, n’attendait visiblement que l’occasion de se servir de ces armes naturelles.
Le plus petit, celui qui aboyait, était furieux de voir tout son public évanoui dans la nature. Il s’en prit violemment aux marins :
— Eh bien, que voyons-nous ici ? De fiers loups de mer, le service de Sa Majesté ! Et sûrement, poursuivit-il, brandissant son chapeau en direction de Bolitho, un vrai gentleman qui commande tout ça, y a pas de doute possible !
— Eloignez ces hommes, ordonna Bolitho à Little, et appelez-moi l’aubergiste. Qu’il apporte de la bière et du fromage.
L’autre criait toujours :
— Alors, mes braves gars ! Y en a-t-il un parmi vous qui oserait se colleter avec mon lutteur ? Une guinée pour celui qui lui résiste deux minutes ! promit-il en les dévisageant un par un.
Il fit miroiter la pièce entre ses doigts.
— J’vous demande pas de gagner, les gars, seulement de tenir le coup deux malheureuses petites minutes !
Voilà qui devenait nettement plus intéressant, et Bolitho entendit le caporal qui murmurait à Little :
— Qu’en penses-tu, Josh ? Une vraie guinée !
Bolitho s’arrêta à la porte et regarda le lutteur pour la première fois. Vigoureux comme dix, à le voir, il avait pourtant un je ne sais quoi de pathétique et d’un peu navrant. Les yeux perdus dans le vague, il semblait ne même pas s’apercevoir de la présence des marins. Son nez cassé, d’autres traits encore de son visage affichaient les séquelles de nombreuses rencontres. Il devait courir les foires pour se donner en spectacle aux riches fermiers et à tous ceux qu’excite la vue d’un combat sanglant. Bolitho était incapable de décider qui il détestait le plus, de celui qui vivait de ses exploits ou de ceux qui se livraient à des paris sur sa souffrance.
— Tu me retrouveras dedans, finit-il par dire à Little.
La seule pensée d’un verre de cidre ou de bière le rendait soudain tout gaillard. Mais Little avait déjà la tête ailleurs.
— Bien, monsieur, répondit-il.
L’auberge était plutôt plaisante et le tenancier se précipita aux ordres de Bolitho. Sa tête touchait presque le plafond bas. Un grand feu brûlait dans la cheminée, les lieux sentaient bon le pain frais et le haricot.
— Asseyez-vous donc par ici, lieutenant, je vais aller m’occuper de vos hommes. J’vous d’mande pardon, m’sieur, ajouta-t-il en remarquant l’expression de Bolitho, mais vous perdez votre temps dans le coin. La guerre a pris trop de gars par ici, et ceux qu’ont réussi à rentrer sont partis à la ville, à Truro ou à Exeter, pour chercher de l’ouvrage.
Il hocha la tête.
— Quant à moi, si j’avais vingt ans de moins, je signerais peut-être – il fit un sourire. Mais, sans vouloir me répéter…
Un peu plus tard, Richard Bolitho était assis dans un fauteuil au coin de l’âtre. La boue séchait sur ses bas, il avait déboutonné son manteau et dégustait un excellent pâté que la patronne venait de lui apporter. Un bon gros vieux chien s’était allongé à ses pieds et respirait profondément en savourant la tiédeur, rêvant sans doute à quelque exploit de jeunesse…
— T’as vu ça ? murmura l’aubergiste à sa femme, un officier du roi, rien de moins. Dieu du ciel, on dirait un enfant !
Bolitho sortit enfin de sa douce léthargie et s’étira longuement. Il se raidit soudain en entendant des cris mêlés de rires. Il bondit sur ses pieds, attrapa son sabre et son chapeau, se reboutonnant de l’autre main.
Il se précipita à la porte et se retrouva dans le froid. Marins et fusiliers, sous les hurlements du petit bonhomme, se tordaient de rire.
— Vous avez triché, pour sûr vous avez triché !
Little fit sauter la guinée et referma prestement sa paume par-dessus.
— Garde ça pour d’autres, camarade ! Tout est régulier, foi de Josh Little !
— Mais que se passe-t-il ? cria Bolitho.
Entre deux quintes de fou rire, le caporal Dyer finit par lâcher le morceau :
— Il a collé ce gros sur le dos, monsieur ! J’ai jamais vu ça !
Bolitho fusilla Little du regard.
— Je réglerai ça plus tard ! Maintenant, suivez-moi, nous avons encore quelques milles à faire jusqu’au prochain village.
Quand il se retourna, ce qui se passait entre les deux hommes le remplit d’étonnement. Le lutteur était planté là comme s’il ne s’était rien passé, comme s’il n’avait pas bougé, à ceci près qu’il avait été jeté à terre. Quant à son cornac, il avait attrapé un bout de chaîne et criait :
— Tiens, attrape ça, espèce d’âne bâté ! – il lui allongea encore un grand coup. Et voilà pour m’avoir fait perdre mon argent !
Autre coup cinglant. Bolitho dut reprendre sa respiration. Le colosse était homme à tuer son maître d’un seul coup de poing, mais il était peut-être tombé si bas qu’il ne ressentait même plus la douleur ni rien d’autre d’ailleurs.
C’était plus que Bolitho n’en pouvait supporter. Les choses avaient déjà mal commencé sur la Destinée, il ne trouvait pas de volontaires : la coupe était pleine.
— Hé toi ! Arrête un peu !
Bolitho s’avançait, sous l’œil amusé et étonné de ses hommes.
— Pose cette chaîne, immédiatement !
L’homme hésita une seconde avant de reprendre de l’assurance. Il n’avait rien à craindre d’un jeune lieutenant, surtout dans un canton où on lui payait souvent ses services.
— Mais c’est mon droit !
— Laissez-moi m’occuper de ce salopard, monsieur, fit Little entre ses dents, je vais lui montrer, moi, quels sont ses droits !
Les choses commençaient à sentir le roussi. Quelques villageois s’approchaient, et Bolitho s’imagina soudain avec tous ses hommes aux prises avec la moitié du pays avant qu’ils aient pu regagner leur embarcation.
Il tourna le dos au bonimenteur et dévisagea le lutteur. Vu de près, il paraissait vraiment énorme, mais Bolitho ne discernait que ses yeux, des yeux à moitié cachés par de grosses paupières informes.
— Sais-tu qui je suis ?
L’homme fit lentement oui de la tête, fixant du regard la bouche de Bolitho, comme s’il lisait sur ses lèvres.
— Serais-tu prêt à te mettre au service du roi ? lui demanda-t-il doucement, à embarquer sur la Destinée à Plymouth ?… – il hésitait, voyant que l’autre avait du mal à comprendre : … avec moi ?
L’homme acquiesça, toujours avec cette même lenteur. Sans un regard pour son maître, il attrapa sa chemise et un maigre baluchon.
Bolitho, maintenant radouci par un léger sentiment de triomphe, fit de nouveau face à son compagnon. Une fois qu’il aurait quitté le village, il comptait rendre sa liberté au lutteur.
— Mais vous n’avez pas le droit ! lui cria le bateleur.
Little s’approcha, menaçant.
— Arrête ce raffut, l’ami, et montre un peu de respect envers un officier du roi, sans quoi…
Bolitho s’humecta les lèvres.
— En route, tout le monde ! Caporal, prenez la tête.
L’immense lutteur observait les marins. Il lui demanda :
— Comment t’appelles-tu ?
— Stockdale, monsieur.
Il peinait même à prononcer son nom, comme si ses cordes vocales avaient été abîmées par tant de combats.
Bolitho lui sourit.
— Stockdale, parfait. Je ne t’oublierai pas, et tu es libre de nous quitter dès que tu veux – il jeta un regard à Little… avant que nous rentrions à bord.
Stockdale se tourna sans ciller vers son tourmenteur assis sur un banc, la chaîne ballante au bout du bras.
— Non monsieur, je ne vous abandonnerai jamais, ni maintenant ni plus tard.
Bolitho le regarda qui rejoignait les autres. La simplicité naïve de cet homme était touchante.
— Vous n’avez pas à vous en faire, lui dit doucement Little, l’histoire va faire le tour du bord…
Il se pencha plus près – il sentait le fromage et la bière.
— … je suis dans votre division, monsieur, et le premier qui tentera de faire des histoires aura affaire à moi !
Un timide rayon de soleil illuminait l’horloge du clocher. Ils se remirent courageusement en marche vers le village suivant. Bolitho se sentait tout ragaillardi.
La pluie recommençait.
— Va pas trop loin, Dipper, fit Little au caporal, faut pas tarder à rentrer à bord pour un p’tit rafraîchissement !
Bolitho admirait les larges épaules de Stockdale qui marchait devant lui : un volontaire de plus, cela lui en faisait cinq en tout. Il enfonça son chapeau pour s’abriter de la pluie – mais c’étaient quinze hommes qu’il lui fallait.
Quand ils furent au village, les choses empirèrent : il n’y avait pas la moindre auberge, et le fermier du coin, bien à contrecœur, leur permit seulement de passer la nuit dans une grange abandonnée. À l’entendre, sa maison était pleine et, « de toute manière… » Ce de toute manière en disait long.
Le toit de la grange était une vraie passoire, les lieux avaient des remugles de porcherie. Les marins ronchonnèrent, habitués qu’ils étaient à la propreté méticuleuse de leurs postes.
Bolitho ne pouvait trop leur en vouloir. Et, lorsque le caporal Dyer vint lui annoncer que le volontaire Stockdale avait disparu, il lui répondit simplement :
— Cela ne me surprend guère, caporal, mais gardez l’œil sur les autres.
Il rêva longuement à cette soudaine disparition de sa recrue et en conclut qu’il lui manquait. Les mots tout simples de cet homme l’avaient peut-être touché plus qu’il ne voulait bien se l’avouer : c’était comme s’il venait de perdre un talisman.
— Par Dieu tout-puissant, cria soudain Little, mais regardez-moi ça !
C’était Stockdale qui revenait, dégoulinant de pluie. Il arriva jusque sous la lanterne et déposa un sac aux pieds de Bolitho. Les hommes s’approchèrent pour admirer les trésors révélés par la pauvre lueur : des poulets, du pain frais, quelques mottes de beurre et, pour couronner le tout, deux grosses cruches de cidre.
Little ne perdait pas le nord :
— Vous deux, plumez-moi ces poulets ! Toi, Thomas, va faire le guet, histoire qu’on n’ait pas de la visite.
Il sortit la guinée de sa poche et s’approcha de Stockdale :
— Tiens, matelot, elle est à toi. Tu l’as bien gagnée !
Stockdale avait l’air de ne pas entendre. Il se pencha sur son sac et murmura :
— Non. C’était son argent, vous le gardez – et, se tournant vers Bolitho : Elle est pour vous, monsieur.
Il sortait de son sac une bouteille, apparemment quelque brandy.
Ce n’était guère étonnant : le fermier combinait avec les contrebandiers de la région !
— Ça vous fera du bien, j’imagine, dit-il à Bolitho, le visage éperdu de gratitude.
Puis il retourna avec les autres, comme s’il n’avait fait que cela de toute son existence.
— Je crois que vous pouvez arrêter les frais à présent, lui fit remarquer Little, un homme pareil en vaut bien quinze, c’est moi qui vous le dis !
Bolitho avala une gorgée de brandy. La graisse d’une cuisse de poulet lui dégoulinait sur le menton et fit une tache à sa belle chemise toute neuve.
Aujourd’hui, il venait d’apprendre un certain nombre de choses, et pas seulement sur lui-même.
Il dodelinait lentement du chef et ne se rendit même pas compte que Stockdale lui enlevait son verre de la main.
Mais demain est un autre jour.